Suite au concours organisé du 7 novembre 2020 au 7 février 2021, voici les 8 textes.
Des Racines et des Mots
CHOCOLAT
Recueil de micronouvelles
Concours organisé de novembre 2020 à février 2021
© Des Racines et des Mots, 2021 Toute reproduction, même partielle, de ce fascicule est interdite.
AMERTUME d’Anthony Martin Lauréat du concours
Excédée, Anna quitta la maison avec fracas ce matin- là, un carreau de la porte vitrée en fit les frais. La décision de Vincent était ferme et définitive. Avant de rejoindre l’usine en voiture, la jeune contrôleuse qualité lui jeta son ressentiment à la figure : « tes petits ouvriers et ton directeur vont être ravis d’apprendre tes méthodes… les échantillons promettent d’être très instructifs ce matin… ». Elle avait déjà mis en garde le chef de fabrication il y a peu : « tu me quittes, je balance tout de tes pratiques professionnelles douteuses ». Vincent ressassa cette menace. La limite était franchie. Pas de retour en arrière possible. A dix heures aujourd’hui, analyses publiées, secrets révélés, carrière brisée. Abasourdi, le quadragénaire se demanda comment il avait pu tomber sous l’emprise de cette femme. Sentiment de honte, faiblesse, scrupules. Avait-il été si vulnérable lorsqu’il craqua pour elle ? Il se retrouvait aujourd’hui à sa merci. Possédant un charme magnétique indéniable, Vincent aimait séduire les femmes. Il rencontra Anna quelques mois plus tôt dans la discothèque locale. Subjugué par sa beauté, il en était tombé fou amoureux. Elle intégra l’usine par son appui, au contrôle qualité. Il avait délaissé ses principes en mêlant vie sentimentale et vie professionnelle. Une relation au présent, sans engagement. Elle recherchait, elle, une relation sérieuse et stable. L’état de grâce initial avait fait long feu. Le côté imprévisible d’Anna était prégnant, ses réactions épidermiques compromettaient désormais son avenir. Inacceptable. Cette fille ne pouvait pas tout foutre en l’air comme ça, du jour au lendemain, au prétexte que l’amour s’en allait. Il tenait avant tout à sa carrière, qui avait peiné à décoller. Ne pas perdre la face, agir, car rien, il en était sûr, n’empêcherait Anna de mener à bien ses desseins malveillants. Le compte à rebours était lancé. Elle le ferait son relevé d’échantillons maugréa-t-il, mais elle n’aurait pas le temps de l’analyser. Personne n’apprendrait la supercherie et le cours de sa vie reprendrait sans entrave. En ce qui concernait sa vie à elle, en revanche, il ne pouvait prédire qu’un avenir contrarié. En route pour l’usine, d’autres scrupules l’assaillirent : pourquoi avoir intégré cette substance illicite à la recette des chocolats ? Si l’amertume recherchée était au rendez-vous et comblait les clients, ce résultat falsifié allait peut-être lui coûter sa place. En pénétrant dans le bureau contigu à l’atelier de production, Vincent informa l’apprenti qu’il se chargerait lui-même du lancement de la nouvelle recette. A l’abri des regards, il sortit la petite fiole dissimulée sous son manteau et ajouta quelques milligrammes de cyanure au pétrin test. Une fois l’amalgame obtenu, il libéra le mélange qui se déversa dans les petits moules en forme de Père Noël. Très vite, des dizaines de figurines furent convoyées vers la zone du contrôle qualité. Anna, distante de quelques dizaines de mètres, réceptionna quelques instants plus tard les premiers échantillons. Elle se laissa aller une fois de plus à son pêché mignon et goûta un, puis deux, puis trois modèles. Elle procéda aux prélèvements habituels. Sa validation imminente permettrait le lancement du nouveau produit. Puis, elle s’approcha de l’énorme cuve voisine contenant les traditionnels chocos-rocs, best-sellers de la maison. Elle se pencha légèrement au-dessus des milliers d’hectolitres de chocolat chaud et se sentit défaillir. L’instinct de survie. Par réflexe, Anna activa le bouton poussoir de l’arrêt d’urgence. Tintement de sirène, gyrophare rouge. Le brouhaha de l’atelier de fabrication cessa. Les voix des collaborateurs redevinrent audibles. Du haut de la passerelle surplombant l’immense cuve, Anna distinguait désormais difficilement les formes humaines qui l’entouraient. Ses musclent se raidirent. Elle manqua de souffle. Elle voulut crier pour qu’on la secoure, mais en était incapable. Il était trop tard. Elle vacilla brusquement, perdit l’équilibre, ses jambes ne la portant plus. A l’instant où sa vue se brouilla irrémédiablement, la dernière sensation qui parcourut son corps fut celle d’un bref contact avec le froid et rude métal de la cuiseuse industrielle. Sa silhouette disparut peu à peu sous l’épaisse couche de chocolat chaud. Ses membres inertes furent quelques secondes plus tard broyés par les monumentales pales métalliques de la cuve à pétrin. Tout son corps était engourdi. La chaleur de la pièce finit par le sortir de sa torpeur. Vincent ouvrit les yeux. Il s’était plongé vingt minutes plus tôt dans un bain qu’il souhaitait réparateur. Il était épuisé. Il parlerait à Anna dès ce soir.
CINQ GRAMMES DE BONHEUR de Lynda Macé
Sarah se traine péniblement jusqu’à la cuisine, les douleurs se font de plus en plus fréquentes. Elle ne sait pas si elle pourra tenir encore longtemps. La seule chose qui lui donne du réconfort est un petit carré de chocolat qu’elle mange à chaque fois qu’elle sent ses forces l’abandonner. Elle se dirige vers une bergère encombrée de coussins, l’échine courbée. Le poids est de plus en plus difficile à supporter pour son corps frêle. Enfin assise, elle essaie de trouver la meilleure posture pour oublier le déchirement intérieur. Les vibrations de la porte d’entrée massive résonnent dans tout l’appartement Haussmannien. A chaque coup de poing, des voix fortes se font entendre : « Offnen Sie die Tür ! OFFNEN SIE DIE TÜR ! ». Combien sont-ils ? Quatre ? Cinq ? Sarah tétanisée par la douleur intense qui s’est logée au creux de son ventre arrondi de huit mois, a peur. Incapable de bouger, elle reste assise dans la bergère d’où elle ne peut plus s’extraire. Soudain le bruit s’arrête. Elle entend des pas qui s’éloignent puis ils se rapprochent brusquement de la porte qui cède dans un fracas assourdissant. Elle pousse un cri de terreur. Ils sont là dans l’appartement. Ils parlent vite et fort, retournent toutes les pièces. Ils lui attrapent les bras pour la soulever sans ménagement. Elle est terrorisée, ses larmes semblent intarissables. Elle comprend qu’elle ne doit pas résister, elle n’en a pas la force. Ils prennent son manteau, où l’on aperçoit une étoile jaune, et ses papiers d’identité. Elle est soulevée par deux hommes en uniforme. Ses pieds ne touchent pas le sol, ses chevilles se tordent sur chacune des marches. Le hall d’entrée grouille. Ses voisines sont là, elles aussi. Violette la mère et Lison la fillette, avec un minuscule sac serré contre elles, baissent la tête sans dire un mot. Les hommes en uniforme beuglent « Schnell ! Schnell ! ». Les femmes sont rapidement entassées avec les enfants dans un camion comme on chargerait des sacs. Sarah tient son ventre entre ses mains. Violette et Lison se serrent contre elle. Le camion démarre. Le paysage défile. Un manteau neigeux a recouvert toute la campagne, pas un oiseau, pas une âme sur cette route vers l’enfer. Plus aucune notion du temps. A l’arrêt du camion, les corps descendent et marchent comme des pantins vers la bâtisse immense et froide. Les portes se ferment. Les sanglots étouffés des femmes et des enfants ne doivent surtout pas parvenir jusqu’aux gardes. Violette, chuchote à sa fille : « Lison, dans le sac, j’ai réussi à cacher un carré de chocolat. Quand nous aurons un moment plus difficile, il nous aidera à tenir. N’aies pas peur ma chérie, je suis là. » Il n’existe plus de jours, le temps est suspendu. Sarah devient de plus en plus faible. Elle est recroquevillée sur elle-même sur le sol crasseux et froid. Elle se relève dans un ultime effort, à quatre pattes tel un chien à l’agonie. Lors de sa ronde quotidienne, le garde la voit se trainer par terre et lève sa gigantesque main sur son visage pour l’obliger à se lever. Un cri terrible résonne. Sarah tombe au sol en se tordant de douleur. Dès que le garde s’éloigne, Violette et Lison s’approchent de Sarah pour l’aider à se hisser près du lit. Elle perd beaucoup de sang. Sarah hurle en se tenant le ventre : « Mon dieu, mon bébé. Aidez-moi ! Aidez-moi ! » Violette parle à voix basse à sa fille : « Lison ! Le bébé arrive ! Ma chérie, je sais que nous avions gardé notre précieux carré, mais Sarah en a vraiment plus besoin que nous. Va le chercher, cela lui donnera la force pour que son bébé vienne au monde. » Lison s’exécute, elle fouille dans le sac, regarde le carré de chocolat une dernière fois avec envie puis l’approche de la bouche de Sarah qui le suce lentement. Cinq grammes de bonheur se diffusent dans son corps et lui laissent une chance de survie. Le bébé sort sans un cri. Violette le pose sur le ventre de Sarah. Elle ne dit pas un mot mais dans ses yeux, Violette voit toute l’infinie gratitude de ce sacrifice pour donner vie à un petit miracle. La vie est plus forte en ce jour de janvier 1944.
DANS LA POCHE DE MA MERE d’Agathe Livenais
« Maman est aveugle, ça veut dire qu’elle ne voit pas avec ses yeux. Elle se déplace avec une canne au bout de son bras qu’elle balaye devant elle pour voir s’il n’y a pas d’obstacles. Elle a toujours été comme ça, elle m’a dit qu’elle est née comme ça, parce que les anges voulaient être certains qu’elle se servirait bien de tous ses autres sens pour aimer la vie. Et ça a marché. Dans la poche de ma maman il y a toujours des carrés de chocolats enveloppés dans un petit mouchoir en tissus blanc à pois rouges. Ma maman travaille à la compta aux nouvelles galeries, et quand elle sort de son travail, elle va tous les jours acheter quelques carrés chez le chocolatier qui est sur le chemin de mon école. Tous les jours, j’ai le droit de plonger ma main dans sa poche et de sortir un petit carré de chocolat. Le lundi c’est du chocolat au lait, le mardi c’est du chocolat au lait avec des noisettes, le mercredi j’ai pas école mais au moment du goûter nous allons ensemble choisir le chocolat qui me fait le plus envie. La femme du chocolatier me connait bien maintenant et elle sait que le mercredi j’aime bien prendre des chocolats en forme de poissons ou même des fois il y en a en forme de cœur, alors là j’en donne une petite moitié à maman qui, elle ce jour-là prend du chocolat blanc parce que c’est celui que j’aime le moins. Le jeudi c’est chocolat noir avec un morceau de caramel dessus, le vendredi c’est des truffes au chocolat (ça c’est trop bon parce que j’adore le cacao et en plus c’est drôle parce que maman s’en met toujours pleins sur les doigts et elle ne le voit pas) et le samedi midi, maman prend un petite boîte avec pleins de chocolats différents, on l’appelle « la boite surprise » parce que le chocolatier met ce qu’il veut dedans et nous on pioche chacune notre tour, des fois je pioche dedans quand elle fait la sieste le dimanche en début d’après-midi. Notre endroit préféré c’est la forêt, et tous les dimanches nous y allons. Elle me dit « regarde, écoute et ressent Sophie, là les arbres sont rois, les animaux sont des seigneurs, les insectes sont l’univers et la nature à enfin tous ses droits ». Alors je regarde partout mais je vois bien qu’elle voit mieux que moi, elle, elle ne trébuche jamais, elle ressent tout de suite l’humeur de la forêt. Des fois elle me dit de m’arrêter et elle est en « alerte » comme elle dit … j’ouvre grands mes yeux que j’ai pour deux, et nous ne bougeons plus d’un mouvement. Toujours, si on reste bien immobiles, un lièvre, un oiseau, ou un écureuil se montre à mes yeux, alors je le lui décrit du mieux que je peux, et le moins fort possible pour ne pas effrayer l’animal, une fois c’est une biche que nous avons surprise en train de manger de jeunes pousses d’arbres. Puis on s’assoit sur un tronc d’arbre mort ou bien sur une souche quand un bucheron a tué un arbre et je plonge la main dans la poche du long manteau beige de maman, je sors le mouchoir à pois rouges et sors les chocolats surprises, et cette fois j’ai tout le temps pour les déguster tranquillement assise dans ma forêt avec ma maman. » Quand je repense à ces divins moments je ne peux m’empêcher d’être triste, la nostalgie m’envahit et les odeurs des chocolats de mon enfance remontent à ma surface me surprennent par leur amour et leur tendresse. Ce samedi midi là je l’ai attendu à l’école, je m’imaginais quels chocolats le chocolatier avait bien pu mettre cette fois ci dans la boite surprise. N’en pouvant plus de l’attendre je suis allée à sa rencontre, il y avait des lumières, des pompiers et pleins de gens attroupés autour d’une voiture. J’ai d’abord vu les chocolats éparpillés sur la route et je me souviens m’être dit « quel gâchis » puis c’est après que je l’ai vue, ma mère étendue sur la route, dans une position improbable, elle était comme une poupée qu’on a jeté dans un coin ses longs cheveux châtains étaient étendus sur le sol et elle n’avait plus qu’une seule chaussure, ses belles petites chaussures marrons vernis à talons. Une dame à côté de moi racontait aux autres ce qu’elle avait vu, que la dame avait traversé la route et que le chauffard lui avait foncé dessus sans même s’inquiéter du feu rouge, elle avait « volé » au-dessus de la voiture comme un pantin. Pour moi le chocolat aura toujours le goût de la forêt et des jours d’école. Aujourd’hui je file chercher mes enfants à l’école, comme d’habitude j’ai pris le temps de passer chez le chocolatier acheter des chocolats, aujourd’hui j’ai pris leurs préférés, truffes au chocolats pour Antoine et chocolat blanc pour Colombe.
EK CHUAH, DIEU DES MAYAS de Gisèle Tual
Sa cabane de fortune brûle comme une torche. Les flammes dévorent les tentures. Les graines des fèves ne sont plus que braises dans les paniers d’osiers calcinés. David, au sol, inconscient et ravagé par l’incendie. Son corps inerte devient cendre. David n’existe plus, il restera une légende : La légende du Chocolat chaud. A chaque fois que David passe tout près de la Statue de leur dieu Ek Chuah, il est comme écartelé par une force surhumaine. Il sait, il sent, il croit qu’il doit accomplir une mission, mais il en ignore encore le moindre commencement. Il observe depuis des semaines les Mayas ramasser des quantités de fèves du cacaoyer, les broyer et mélanger cette pâte à l’eau. Que pouvaient-ils bien en faire ? Dans quel but ? David est un aventurier. Sa barbe hirsute cachant sa large mâchoire lui donne l’apparence d’un barbare bravant mers et montagnes. Il lui faut conquérir des mondes inconnus à la serpe, trancher, défraîchir sans jamais regarder derrière lui. Cette fois-là, David est intrigué par ce peuple. Il les observe, il ne comprend pas leur culture. Très silencieux, les Mayas sont toujours en groupe. Jamais seul. Leur force est d’être soudés les uns aux autres. Les jours passent, David s’impose de décrypter leur secret. Caché, il observe leurs cérémonies. Dans une immense cuve posée sur un bûcher incandescent, il brûle les graines jusqu’à en obtenir une pâte qu’ils chauffent intensément. Arrivée à ébullition, comme un volcan explosif, une mousse compacte aux éclats de feu surgit. A ce moment précis, comme s’ils étaient un seul homme, la tribu des Mayas se met à danser. Des incantations sonores et répétées raisonnent en faisant vibrer le sol sous les pieds de David. David comprend que cette vapeur incandescente a un pouvoir sur eux, qu’elle les unit à leur Dieu Ek Chuah !! Le mystère est trop terrible pour le laisser de côté. Quel désespoir, quelle colère pour David d’être tenu à l’écart. Il est rejeté, il le sent, plus fort encore, chassé et maltraité depuis son arrivée. Pourquoi donc continuer à rester en Amérique centrale à cet endroit précisément ? Par une nuit d’orage, ce sont les seules nuits où les Mayas restent dans leur huttes, David part à la recherche des terrains qui lui sont formellement interdits pour aller lui-même se rendre compte de la culture des Mayas. Ronces, buissons, fossés, tout s’entremêle sous les éclairs violents de la tempête qui sévit. Une sorte de mousson ravine les plaines et trempe le corps de David, comme pour lui barrer la route. David n’a pas froid aux yeux. Il touche au but et rien ne peut s’interposer à sa quête. Tant bien que mal, il reconnaît les feuillages des arbres cultivés. Il en arrache les graines, en charge au ras bord sa besace et rebrousse chemin. Il est revenu dans sa case de fortune personnelle. Il espère ne pas avoir été vu. Les semaines passent, il reste tapi afin de ne pas éveiller les soupçons. Coûte que coûte, il veut en faire l’expérience. Coûte que coûte il veut pouvoir commercialiser sa découverte. Il ne pensait vraiment pas que de ce côté de l’Amérique centrale l’on pouvait cultiver le chocolat pour le rendre liquide? David n’a qu’un but : provoquer l’alchimie, voler leur magie. Il a peur, il le fait. Terrifiant ! Il délaye avec énergie le fondu de la graine sur un foyer brûlant fabriquer de bric et de broc, plus ou moins stable. Une émanation de parfum de chocolat ! Des bouffées enivrantes l’envahissent. Le magma bouillonne. Subjugué par sa découverte, il lui en faut encore plus. Plus d’implication, plus de feu, plus de fèves. Mais, le dieu des Mayas en avait décidé autrement. Les émanations du chocolat se font de plus en plus pressantes, envahissantes. Sa tête tourne, il hallucine : « David !» En dehors de lui il entend une voix venue de nulle part. « David ! Parjure !» David est pris d’un vertige incontrôlable. Grisé, ivre, sans pouvoir se retenir, il se détache de lui-même comme un fou dansant. Il délire, s’englue de ce liquide. Comme une force supérieure, ses mains s’immergent dans cette colle. Il y plonge tout entier. Crème de chocolat euphorisante, il délire, il tremble, il hurle de brûlure. Le chocolat arrache sa peau… Son cœur lâche ! Seul l’amour pouvait gagner la confiance du dieu Ek Chuah. David a perdu.
LA CHAMBRE de Virginie Riquin Mention spéciale du jury pour le twist final
Assis à une table de cuisine vétuste et faite pour une seule personne, je mets mes mains autour de la tasse à fleurs. L’odeur chocolatée qui s’en dégage me rassure. La vapeur blanche brouille mon champ de vision sur la rivière. La cuisine est petite, comme la maison d’ailleurs. La cuisinière à bois, beaucoup trop grosse pour cette pièce, la chauffe. La chaleur, voyez-vous, ne va pas jusqu’à la chambre au bout du couloir, cette pièce où je dois réussir à m’endormir. Mon hôte glissait sous la lourde couette de plumes, une chaufferette avant le coucher. Mais cette attention ne suffisait pas à apaiser mon esprit inquiet et mon corps glacé. La vieille dame m’avait accueilli alors que j’errais sur les chemins. Elle ne parlait pas beaucoup. Ses yeux par contre étaient perçants, ils me scrutaient. Ils étaient brillants quand elle souriait, et ses mains ridées étaient toujours occupées. Son corps était légèrement penché et sa démarche lente et fluide. Elle portait sa blouse de travail la journée et le soir au dîner, elle enfilait une robe qu’elle avait confectionnée. D’ailleurs ses voisins, dont les femmes sont parties, profitaient de ses talents pour prolonger leurs frusques. Ho ! Elle n’était pas méchante mais elle n’ouvrait la bouche que pour me donner des ordres. « Fais-ci, fais-ça, assieds-toi, vas-tu me donner un coup de main ou rester là à me regarder ? T’es quand même pas bien futé ! » Alors je plongeais mon nez dans la tasse fumante, humais l’odeur réconfortante du cacao et fermais les yeux. Je prends une cuillère de crème et je ne pense plus qu’à ce délice, ce moment de grâce. Quand elle ne savait plus quoi m’ordonner ou peut-être quand elle était gênée de m’avoir malmené, elle me répétait sa rengaine, presque chaque jour : « tu n’as pas le droit d’aller dans ma chambre, tu le sais. C’est In-ter-dit. » Comme si sa vie en dépendait ! Bien sûr, du coup, je jetais toujours un coup d’œil quand elle ouvrait la porte: J’arrivais à distinguer un lit au milieu de la pièce, une couverture fleurie sur le dessus toujours tirée aux quatre coins. J’ai aussi aperçu une cheminée très sobre de marbre noir décorée d’un berger allemand en faïence. La pièce était sombre car les rideaux restaient toujours tirés. Tout était parfaitement propre et bien rangé. J’ai maintes fois hésité à profiter d’une de ses courtes absences pour espionner la chambre secrète. Mais outre la peur qui me retenait, je me sentais aussi redevable envers cette femme de m’avoir sorti de la rue. Et que pourrais-je bien découvrir de si extraordinaire ? Me disais-je, elle qui a sa petite vie toute tranquille, rythmée par le chant de la routine. Un jour que l’air était calme, que les bateaux étaient en mer, que le bois était rangé, nous étions assis l’un face à l’autre comme un soir. Elle avait un ouvrage de couture à la main et moi, ma tasse de chocolat chaud. Je me passais la question dans la tête en boucle pour me donner une chance d’obtenir une réponse de sa part. Enfin d’un trait: « pourquoi j’ai pas l’droit d’aller dans ta chambre, Jeanne ? » Elle poursuivit son œuvre sans daigner lever la tête : »ce n’est pas parce que je suis vieille que je n’ai pas le droit d’avoir mon jardin secret. » Son ton sec ne laissa aucune porte ouverte. Je m’orientais donc vers les voisins, les habitants du village pour mener mon enquête. Ce mystère envahissait mon cerveau. Je découvris principalement que les gens de l’île n’aimaient pas se mêler des affaires des autres. N’y tenant plus, un matin de courses au marché, je simulai des maux de ventre pour ne pas l’accompagner. La mamie grogna, souffla de devoir porter ses provisions mais partit tout de même. Une goutte de sueur sur le front, je soulevais les couettes et fouillais chaque tiroir. Rien. Absolument aucun indice. Pas une folie ne ressortait de mes investigations. Les jours passèrent, les nuits finirent par reprendre un cours normal. Je me détachai petit à petit. Je pris un emploi au port, bus des bols avec les copains. Je fis du gringue à la serveuse et oubliai que ma mamie dînait seule dans sa petite maison froide. Hier, je rentre tard. Je mets la clé dans la porte mais elle est restée ouverte. Jamais elle n’oubliait ce détail. Je me précipite. Aucun bruit ne répond à mes appels pourtant de plus en plus forts. Mon cœur se serre. J’ai peur. Je sens le froid me glacer les os. Sa porte de chambre est fermée. Je n’ose pas y toucher. Je reste là. Désormais sûr qu’elle est là, derrière cette maudite porte, allongée dans son lit, calme, comme à son habitude, les larmes coulent sur mon visage comme un torrent. Ma gorge est tellement serrée que je n’arrive plus à crier. Quand enfin les copains arrivent ce matin, ils me trouvent assis devant sa porte, blanc comme un linge. Ils ouvrent et trouvent ma douce Jeanne dans son lit, le visage serein, les mains sur une lettre serrée contre son cœur. Je suis assis dans cette cuisine, ma tasse fumante me raccroche à sa présence, sa lettre à côté de moi. Toute son histoire est écrite d’une plume parfaite. Sans hésitation ni rature, elle me raconte sa vie. Elle m’explique comment elle est devenue ma mère, 40 ans après m’avoir abandonné à la porte de l’orphelinat.
L’HERITAGE d’Edith Morelli
Fils d’un chocolatier de renom d’une grande ville de province, André Galletier, octogénaire, vivait seul dans un village qui ne dépassait pas les mille âmes. Il avait vendu depuis longtemps l’immeuble de ses parents et investi dans une petite maison à la sortie de cette petite bourgade. On ne pouvait pas se tromper, c’était la dernière de la rue qui menait au cimetière. Encore allègre étant donné son âge, il ne sortait jamais sans sa canne et son béret. Ainsi reconnaissait-on sa silhouette de loin quand immobile au pied de l’église, appuyé de ses deux mains sur sa canne et le nez en l’air, il admirait les gargouilles qui le raillaient. Ces derniers temps, les promenades d’André Galletier ne dépassaient pas le village. — Il vieillit le bonhomme, il n’ose plus s’aventurer en campagne, entendait-on ici et là, sans qu’on s’attardât davantage sur le sort du vieil homme qui d’ailleurs, ne recherchait ni apitoiement, ni compagnie. Ses longues pauses à considérer une habitation, puis une autre, amusaient les commerçants et leurs clients. — Il n’a plus toute sa tête, le pauvre, allait-on jusqu’à dire. On ne savait pas à quoi ressemblait sa vie. Seul, le facteur le côtoyait à de rares occasions pour lui faire signer un recommandé, mais sans jamais dépasser les frontières du vestibule. Il y avait aussi un élu qui lui livrait une boîte de chocolats au nom du maire et de la commune chaque fin d’année à l’occasion des fêtes. Il appréciait le geste mais en réalité, André Galletier n’aimait pas le chocolat. Un comble pour un fils de chocolatier, ce que son père regretta toute sa vie, lui qui avait tant rêvé de perpétuer son savoir et son enseigne de génération en génération. Ne pouvant manger les friandises, sans vouloir non plus les jeter pour ne pas faire injure à son défunt père, il portait chaque offrande reçue de la mairie à sa voisine. Mais une année, quelques jours seulement après Noël, alors qu’il passait devant sa maison, il vit la boîte de chocolats dépasser de la poubelle. Il se vexa de constater qu’elle n’avait pas été ouverte. À partir de ce jour, il conserva chaque cadeau de Noël que lui offrait la mairie, bien au frais dans sa cave, sans qu’il sache au fond, ce qu’il allait en faire. Les années passèrent puis, un jour l’idée jaillit alors qu’il ne l’attendait plus. Il se mit en quête d’outils de précision, aménagea sa cave en atelier, en améliora l’éclairage et se mit à l’ouvrage. Il travaillait chaque jour et parfois fort tard. Quand les habitants rentraient d’une fête et qu’ils apercevaient une lueur sortant du soupirail de sa cave, ils se demandaient ce que le vieil homme pouvait y faire à cette heure avancée de la nuit. Quant à sa voisine, elle le voyait passer bon train devant sa fenêtre, plus souvent qu’à l’accoutumée. La plus perplexe de tous fut l’épicière, car André Galletier fréquentait de plus en plus sa boutique, le plus souvent pour acheter du chocolat. — C’est pas bon pour votre foie ça, monsieur Galletier, s’inquiétait-elle, se demandant comment cette quantité de chocolat avalée quotidiennement ne le rendait pas malade. — J’ai un foie solide, lui répondait-il amusé, sur quoi l’épicière ne trouvait rien à redire. Il continua ainsi à épuiser chaque semaine les stocks de l’épicière dont les commandes en chocolat grossissaient pour satisfaire, pensait-elle, les goûts du vieil homme, et finit par ne plus s’inquiéter de son état. Quelques mois plus tard, le facteur s’étonna que le bonhomme n’ouvrît pas sa porte. Il revint dans la matinée, sans plus de succès. La voisine était elle-même surprise de ne pas l’avoir vu passer depuis le début du jour. L’employé communal, occupé un peu plus loin à nettoyer les caniveaux, fit volontiers une pause pour s’enquérir du contenu de leur conversation devant la porte de notre homme. — Il doit être dans sa cave, suggéra-t-il, regardez ! la lumière est allumée. Mais le verre « cathédrale » les empêchait de voir à l’intérieur. Le facteur eut soudain un mauvais pressentiment et alla aussitôt alerter son ami garagiste, également chef des pompiers du village. Il fallut moins d’une demi-heure au capitaine et à deux de ses sapeurs pour arriver sur les lieux. Après une inspection rapide du jardin, ne détectant aucun signe de vie d’André Galletier, ils emboutirent la porte d’entrée. Une odeur forte de chocolat les accueillit. Les hommes se dispersèrent aussitôt pour vérifier toutes les pièces de la maison. Aucune trace du malheureux. Sans tarder, ils s’engouffrèrent dans l’escalier de la cave. L’odeur du chocolat, plus forte encore, les saisit dans l’escalier. Quelle ne fut pas leur surprise ! Un système d’éclairage visiblement bricolé arrosait la partie centrale de l’antre et dévoilait, là, devant eux, posée sur des planches, elles-mêmes posées sur des tréteaux, la copie parfaite du village dans son ensemble, tout en chocolat. Rien n’était oublié. Ni les gargouilles de l’église, ni le monument aux morts, et chaque maison avait sa place dans le décor. Éblouis par le spectacle, pendant quelques secondes ils en oublièrent l’octogénaire qui gisait sans vie sur le sol, dans la pénombre. Le maire, également médecin, immédiatement appelé, arriva très vite et confirma la mort du vieil homme qui fut inhumé quelques jours plus tard, dans le cimetière voisin. N’ayant pas d’héritier, il fut décidé que son œuvre exceptionnelle serait conservée par la commune. La question était de savoir comment la sortir de la cave sans l’endommager et ensuite comment la sauvegarder dans les meilleures conditions, à bonne température. On fit venir pour cela un grand chocolatier de la ville. La sculpture d’André Galletier fut découpée, manipulée avec soins et transportée délicatement dans le seul lieu adéquat : l’église du village. Puis, reconstituée à l’identique, elle fut conservée sous une cloche de verre. Aujourd’hui, l’œuvre du sculpteur octogénaire est devenue une curiosité incontournable dans la région. La maison de l’artiste restée en l’état, est également visitée par les touristes heureux de repartir avec la spécialité du village, les chocolats Galletier.
LA PETITE FILLE AUX SOULIERS GRENATS de Dominique Quaintenne-Baudillon
Il est sept heures trente sur la rue du val de l’Erve. Celle-ci s’est recouverte d’un épais tapis blanc durant la nuit. Pendant qu’Augustine et moi disposons dans les présentoirs et vitrines nos productions du jour, marrons glacés, macarons de Nancy, pâtes de fruits et chocolats ; chardons, ardoises de Mayenne, j’ai envoyé Célestin mon commis déblayer le trottoir. Il sait que je lui fais confiance et quelles sont mes attentes. Oui bien sûr, j’aurais aimé pouvoir garder cette neige immaculée sur mon pas-de-porte cela ajoute aux charmes de Noël mais je ne tiens pas que mes clients glissent ou aient les pieds trempés. Les carreaux se sont embués à force de s’agiter auprès de la devanture, soudain Augustine m’interpelle : – Monsieur, monsieur elle est revenue ! Je me précipite, m’abaisse légèrement afin de l’apercevoir à travers les carreaux brouillés. Elle est là, postée devant la vitrine de Fernand, le marchand en face de ma boutique. Elle vient là pratiquement chaque jour et reste figée des heures, les mains rivées à la devanture. Elle capture par son regard, plus particulièrement, un objet qui trône dans celle-ci. Comme elle est frêle et petite, dans sa capeline raccommodée et sous son béret trop grand. Depuis longtemps, le grenat de ses souliers ronds a perdu son éclat, l’a-t-il seulement été un jour ? Comme chaque jour, inlassablement, Fernand va sortir en trombe de sa boutique, armé de son balai pour la faire déguerpir. Ses clientes n’aiment pas la voir à proximité de l’entrée. Cela n’a pas manqué, mais il n’a pas vu la plaque de verglas au pied de ses marches et se retrouve au sol. La petite apeurée s’est éloignée du magasin et a tourné au coin de la rue. Je retire ma toque, enfile en vitesse mon manteau : – Augustine, Célestin, je vous confie la boutique pendant quelques instants. Je prends discrètement sa suite, je veux savoir où vit cette enfant. Je fais tout pour qu’elle ne remarque pas ma présence. Nous quittons les quartiers du centre-ville pour une petite impasse du faubourg, l’arrière-cour aux pavés disjoints d’un immeuble délabré. Là, à travers un carreau fendu, je l’aperçois la tête plongée dans une couverture de laine passée. Sa mère la sert dans ses bras tout en la sermonnant. – Tu sais bien que je ne veux pas que tu ailles là-bas, je n’ai pas les moyens de t’offrir ton rêve. De retour à la chocolaterie, j’avise Célestin et Augustine de mon aventure et les invite à m’aider dans mon dessein. Le soir après la fermeture de la boutique nous consacrons deux heures de notre temps à mettre en place mon souhait. Je dessine, coupe, assemble. Célestin, lui, taille et sculpte morceau de bois après morceau de bois, pendant qu’Augustine coud et pose les chutes de tissu que j’ai pu récupérer chez la couturière, voisine du magasin. Cette opération se répète chaque soir pendant six semaines et cela constitue l’occupation première de nos après-midi du dimanche. Après avoir fouillé dans l’appentis derrière la boutique, j’ai retrouvé des feuilles de métal blanc que je mets en forme, recouvre de cuivre et munis de manches en étain. Jour après jour, semaine après semaine notre projet prend forme. Soulagé, notre ouvrage s’achève, une semaine avant Noël. Augustine aux doigts fins et agiles a apporté les dernières touches et peint les derniers détails. Notre œuvre collective est exactement telle que je l’imaginai. Tout à notre envie et la tenue de la boutique nous n’avons pas fait attention et réalisons que la petite fille aux souliers grenat ne vient plus dans notre rue. Mon dieu, pourvu qu’il ne lui soit rien arrivé de grave, pourvu qu’elle n’ait pas été placée à Sainte-Thérèse, pourvu que nos actes ne soient pas vains. Malgré nos doutes, Augustine calligraphie une invitation, nous tenons à ce qu’elle soit belle, mais lisible, conviant notre ôte, ainsi que sa mère, pour le vingt-trois décembre à cinq heures de l’après-midi. J’ai chargé Célestin d’aller glisser la missive sous la porte du logis qu’occupent mère et fille, ce qu’il fit, en s’assurant qu’elles allaient bien. Le jour dit et à l’heure dite, elles sont venues craintives. Elle, emmitouflée dans sa capeline usée et ses souliers ronds grenat, sa mère dans une robe de laine et son vieux gilet. Les yeux grands ouverts, elles s’émerveillent devant sa maison de poupée à laquelle nous avons adjoint la chocolaterie, tous les étages s’allument, fenêtres, portes et volets s’ouvrent et se ferment, tous les meubles sont reproduits à l’identique. Nous les faisons entrer dans la boutique pour la leur offrir et les réconforter d’une tasse de chocolat qu’Augustine a préparée avec un assortiment de pâtisseries. Dès que tu le pourras tu rejoindras ta maman à la chocolaterie. Joyeux Noël ! Petite fille aux souliers grenat.
NASHA-ISTU d’Anne-Françoise Hakimi Mention spéciale du jury pour la qualité d’écriture
Marie-Thérèse se prélasse en dégustant la Molina préparée par sa femme de chambre espagnole. Elle ferme les yeux et savoure cette onctuosité indécente qui réveille ses papilles et ses souvenirs, comme une madeleine de Proust, dira-t-on quelques siècles plus tard. Cette boisson de son enfance, dont elle se délecte chaque jour, la réconforte des infidélités de son époux, le Roi Louis XIV. La Reine est épuisée par son dernier périple en Bourgogne, à suivre et soutenir son mari en espérant un peu d’attention. Peut-être le cacao pourra-t-il faire baisser cette inquiétante fièvre qui ne la quitte plus depuis une semaine : la masse sous son aisselle gauche est toujours douloureuse et la saignée réalisée voici deux jours par les médecins de la Cour n’a rien donné. Mais elle porte plus de confiance à la Molina qu’aux médecins défilant devant son chevet, munis de leur lancette avide de faire couler le sang royal ; chaque saignée l’enfonce dans sa douleur. Anémiée, elle se raccroche à son seul plaisir : la Boisson. L’épaisse et tiède potion à l’amertume adoucie par la canne à sucre lui colore les dents ; Marie-Thérèse avale un grand verre d’eau pour estomper la preuve du délit. En effet, son époux a peu d’attrait pour cette boisson, qu’elle soit préparée avec de l’eau ou du lait : il en trouve la consommation excessive voire dangereuse pour la santé. L’Eglise s’interroge même sur cette substance, porteuse de tant de plaisirs et constituant donc un péché. Qu’importe ! C’est son petit secret, partagé avec sa femme de chambre : chaque jour, cette dernière lui prépare le breuvage interdit et le rituel du verre d’eau efface toute trace du crime aux yeux de Louis. Tout comme la Grande Marie-Thérèse, le chocolat trouve ses racines dans d’autres contrées. Oui, ce n’est pas à Versailles qu’il se cultive ! Le chocolatier royal, David Challiou, lui a conté pour la divertir les aventures des explorateurs portugais et espagnols à bord de leurs caravelles imposantes et pourtant si légères au-dessus des flots, récupérant sur les rives exotiques les ingrédients du trésor chocolaté qu’il confectionne si bien. La Reine apaisée inspire, ferme les yeux et son esprit dopé par l’inextinguible fièvre l’emmène vers des rivages lointains dont elle ne foulera jamais le sol. Elle se laisse emporter par une histoire d’amour, elle si fleur bleue, entre la fève de cacao et la canne à sucre, se réunissant en Europe pour former cette merveilleuse boisson qu’est le chocolat chaud. … Elle entend le ressac de la mer, sur les rives de l’île de Guanaja ; elle voit courir sur la plage un jeune amérindien, aux grands yeux vifs, à la chevelure noire tel l’ébène et aux rires qui claquent dans ses tympans comme la saveur du cacao résonne dans son coeur espagnol. L’enfant imaginaire du rêve royal se nomme Istu. Elle le voit, travaillant dans les cultures de cacao, connaisseur de la maturité des cabosses et très habile pour séparer les fèves de ses petits doigts agiles. Il sourit tout le temps, libre des troubles de la Cour mais loin de l’enfance dorée du Grand Dauphin… Elle projette dans ce petit Istu tous les espoirs de liberté dont ni elle ni le Dauphin ne peuvent jouir, notamment pouvoir prendre époux ou épouse sans intervention de données politiques. … Elle imagine la future épouse d’Istu, sur les rives du Cap Vert, beau collier d’îles portugaises où est cultivée la canne à sucre ; elle voit la petite Nasha, à l’intelligence vive, au teint noir comme le cacao et au coeur pur comme le pain de sucre. Elle entend sa voix mêlée au chuintement du vent tiède, au coeur d’un champ parsemé de longues tiges rigides contenant l’or blanc. … Elle les voit réunis sur les rives espagnoles, chacun apportant son butin : le trésor noir par Istu, avide de douceur, le trésor blanc par Nasha, avide d’amertume. La Reine délire, elle les voit s’envoler dans les vapeurs s’échappant de sa tasse de Molina. La Reine s’évapore dans cette volute enivrante, son âme quitte Versailles, la Reine est morte, morte dans les bras de son dernier plaisir. Trois notes électroniques et une voix retentissent dans le hall de la gare toulousaine : « Le TGV numéro 1658 en partance pour Paris va entrer en gare voie 2 ». Il sort brusquement de sa rêverie et met quelques secondes à reprendre contact avec le monde bruyant qui l’entoure. Il avale lentement le chocolat prometteur… il tapisse sa bouche comme un douillet duvet épouse un corps apaisé. La pièce maîtresse de sa création laisse sur sa langue une traînée de ganache, à l’image de la queue scintillante que laisse une comète derrière elle. Il ramasse son livre tombé au sol, zut il en a perdu la page mais se souvient du passage décrivant l’agonie de la Reine Marie-Thérèse, amatrice invétérée de chocolat. Sa main gauche palpe la poche de sa veste, son billet est bien là, il ne reste plus qu’à le composter et monter dans le train 1658. Tiens, amusant et de bon augure ce numéro ! Il correspond à l’année où son prédécesseur et aïeul, David Challiou, reçut de Mazarin le privilège exclusif de la fabrication et de la vente du chocolat dans le Royaume, pour 29 ans. Et devinez quoi, il a tout juste 29 ans ! Oui, c’est plutôt de bon augure car il « monte à Paris », comme on dit ici, participer au concours du Meilleur Chocolatier de France. C’est sa troisième participation et il ne s’est jamais senti aussi serein, même si ce qualificatif ne calme pas sa crampe abdominale ! L’épreuve écrite ne l’inquiète guère : il parcourt sans relâche depuis l’adolescence les écrits historiques sur le thème, il connaît sur le bout des doigts les règles d’hygiène, la réglementation et la technique. Reste l’épreuve pratique, au verdict plus incertain… Ce concours le confronte à de nombreux et sérieux concurrents, jugés par les plus grands noms de la profession. Sa collection, il en est pourtant fier ! Il la travaille depuis longtemps, jusqu’à maîtriser au microgramme près chaque épice, chaque arôme. Il l’a baptisée Nasha-Istu. Une invitation au voyage et à la rêverie, à la liberté. Selon les avis de connaissances expertes en la matière, il a toutes les chances de briller et d’atteindre le Graal tant convoité, le fameux col tricolore. D’un pas lest, il grimpe dans le wagon, trouve son siège et s’assied place 26. Le train démarre, en avant pour l’épreuve fatidique ! Le verdict tombera le vingt-six février chez un grand chocolatier parisien… 26/02/2021, 17h30 : « Le lauréat du concours du meilleur chocolatier de France est : … »
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REMERCIEMENTS
Je remercie les participants ainsi que les quatre membres du jury : Catherine et Fanny Guyomard, Jacques Richir et Erwann Sourdet-Beaumont. Je remercie aussi les organisateurs du marché du Court-Circuit à la ferme des Epiés à Bonchamp-les-Laval qui ont accepté de nous accueillir pour l’annonce des lauréats du concours.
Amélie Richir